Paul Valéry, au début de « La conquête de l’ubiquité » (1928), avait prédit que nous serions « alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe », sans aucun effort et sans quitter sa demeure.
Il comparait ce flux d’informations sensorielles à celui de nos besoins physiologiques (boire, se laver, se chauffer). Le travail a lui-même parcouru cette pyramide de Maslow pour arriver au besoin d’accomplissement de soi. Hegel parlait très justement du travail comme « l’acte par lequel l’Homme se produit lui-même». Cette phrase revêt dans l’ère numérique actuelle une double connotation : au-delà de celle déjà évoquée, celle de son auto-production.
Si l’on utilise gratuitement de nombreux services sur Internet, c’est que l’Homme est devenu le créateur, la ressource, le produit et la rémunération de ces services.
Nous sommes passés de l’industrie de la presse et affiliées, née du besoin de « matière à entendre » et de « matière à lire et à voir » (Aldous Huxley), à la création universelle et libre de données, tout comme le sont leurs accès et usages.
Il s’agit ici d’étudier le travail de la création de données, ses composantes, son utilisation et ses implications sociologiques. J’ai choisi de travailler pour cet essai, avec des photos collectées sur Internet ou dans ma propre bibliothèque d’images et de les reconstituer via un ensemble d’algorithmes jusqu’à l’obtention d’une mosaïque composée d’images qui endossent à la fois le rôle de pixel et d’image qui ne fait sens que dans l’ensemble proposé. Dans la lignée de Thomas Ruff, je veux poser la question de l'identification et de l'authenticité des données mais aussi intégrer une mise en abyme du data-mining, qui consiste à extraire des données pour en faire un ensemble utilisable.
Prenons l’hypothèse que toute notre vie peut être résumée à une succession de 0 et de 1 et toute création comme un nouvel ensemble binaire stockée sur des serveurs. Ces fermes de données sont à la fois encéphales, myocardes, mémoires virtuelles et de fait, la plus grande mine à ciel ouvert de l’humanité. Le stockage n’étant pas illimité par nature, chaque seconde connaît son nouveau palimpseste, fait d’effacement de données et de reconstructions successives.
En étant conscient de l’absurdité de la tâche, nous continuons d’accepter notre existence virtuelle. Seul le temps passe, comme dans un tableau de la série "Détails" de Roman Opalka. Il rejoint la quête existentielle présentée par Albert Camus dans "Le Mythe de Sisyphe". Poussons l’analogie au rocher que porte Sisyphe et cette Terre remplie de données, sa propre existence virtuelle !
Nous rentrons ainsi dans un jeu de miroirs entre le réel et le virtuel, où la donnée n’a de sens que si elle est authentique et correspond à une réalité. Comme l’indique l’article de Joel Stein pour le magazine Time sur le sujet du Data Mining, les données et surtout leurs lectures par les algorithmes, arrivent souvent à une interprétation décorrélée du réel.
Nous portons plusieurs masques et nos identités virtuelles et réelles se confondent de plus en plus. Par exemple, l’autoportrait ou selfie devient une confusion entre auteur, public et apparence, cette « distinction fonctionnelle » dont parle Walter Benjamin, qui poursuit : « l’humanité est (…) aujourd’hui devenue un spectacle pour elle-même ».
Nous arrivons à une réalité virtuelle, une mise en abyme de la société physique, où l’on travaille, exploite des données pour construire son lieu de vie et de communauté comme dans Minecraft, jeu dans lequel même l’île devient une évasion, un voyage artificiel.
Notre existence oscille paradoxalement entre une exploitation et un accès universel et libre de nos données virtuelles prônés par les Anonymes et la volonté de garder le contrôle de notre propre vie en les effaçant en quelques secondes, comme Will Smith supprime une mémoire en flashant le regard de l’Homme dans "Men in Black".
Avons-nous le choix cependant ? Dans un monde d’objets connectés, les choses se parlent entre elles avec de moins en moins d’interaction humaine. Même s’il faut un humain pour l’encoder, la machine est de plus en plus perfectionnée et maintenant capable d’apprendre elle-même de son expérience. Nous arrivons au stade de l’humanoïde, créature faite de données, de pensées, d’un corps physique et virtuel, tout comme l’est son apparence et son travail.
Pour conclure, notre propre travail, celui de photographe, qui est un mineur de données comme il peut en être un démineur, a été créé par la technologie et maintenant se voit considérablement transformé par celle-ci.
Paul Valéry disait à ce propos : « Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art. »